Articles Tagués ‘archiviste’

La Cité diaphane est le premier roman d’Anouck Faure, artiste plasticienne et autrice. L’ouvrage sort en 2023 aux éditions Argyll et s’accompagne de neuf illustrations intérieures réalisées à l’eau-forte qui restituent à merveille l’ambiance étrange et inquiétante du récit.

Quelle est l’histoire ?

Alors qu’elle était la ville sainte de la déesse sans visage, la cité de Roche-Etoile est réduite à l’état de lieu maudit et sinistre, vidé de ses habitants depuis que les eaux qui l’alimentent se sont changées en ondes mortelles. Afin de restituer la genèse des événements, l’archiviste du seigneur des Marches est envoyé sur place. Sa rencontre avec un être surnaturel et effrayant augure mal de ce qui l’attend car la cité est loin d’être aussi inhabitée qu’il n’y paraît. L’archiviste va-t-il pouvoir remplir sa mission et ainsi rendre compte des derniers instants de Roche-Etoile ? Quel jeu joue ce personnage dont la présence dans les hauts murs de la cité ne semble finalement pas être un simple hasard ? Qui sont les âmes égarées qui errent dans cette ville dévastée ?

Et les archives dans tout ça ??

Bonne nouvelle, le personnage principal est l’archiviste. Le récit est d’ailleurs écrit à la première personne, reprenant son point de vue. Les caractéristiques physiques de notre « héros » sont peu développées, il est indiqué que l’archiviste est jeune et qu’il souffre d’une atrophie du bras droit due à un accident ou plutôt, à une confrontation. L’archiviste se décrit comme un être solitaire et comme « une chose falote et sans consistance » ou, plus loin, « une pauvre chose« . L’estime de soi ne semble pas être, dans un premier temps, la qualité première de notre homme… Cela dénote notamment du caractère apparemment peu important de l’archiviste au regard de tout ce qui s’est produit au cœur de Roche-Etoile. Pourtant, cet être dont la curiosité est une des caractéristiques, se révèle un élément central de l’histoire. Quand les rois trépassent, les archivistes restent les gardiens des secrets du Temps.

Le personnage, qui n’a pas encore de nom, décrit avec précision la mission qui est la sienne : « rassembler les vestiges du passé, exhumer la vérité des archives et des lettres perdues. Mettre en mots le destin tragique de la cité pour la postérité, creuser au-delà des quelques rumeurs datées. » L’archiviste arrive après les événements, il ne peut qu’en constater les conséquences et en rendre compte afin que ces faits ne tombent pas dans l’oubli. Non seulement, il recueille des éléments historiques mais il a pour mission de rétablir la vérité. Est-ce réellement la mission d’un archiviste ou celle d’un historien ? Un peu des deux, ici l’archiviste est un collecteur-chercheur qui mêle ainsi ces deux métiers. S’il doit « arracher leurs secrets aux cadavres », c’est aussi dans un but pédagogique, afin que ce drame ne puisse se reproduire ailleurs et reste circonscrit à la cité diaphane. L’aspect pédagogique des archives est ainsi relevé : étudier une catastrophe pour en tirer des conclusions et éviter qu’elle ne se répète… mais est-ce si simple ? La mobilisation des archives pour comprendre la pandémie du COVID-19 et les comparaisons faites avec les épidémies du passé n’ont pas forcément abouti à des solutions claires, il en va de même lorsqu’on tente d’éviter un drame en se référant à une catastrophe passée. Les archives permettent toutefois une nécessaire compréhension des faits si tant est qu’on parvient à en restituer le contexte. L’archiviste est là pour « combler ses vides » et les nôtres, pour poser des mots sur des faits qui semblent encore nimbés de mystères.

Le destin de la Cité est donc d’être archivé, tout comme les histoires de ses habitants désormais presque tous disparus. En bon archiviste, notre homme aime avant tout à s’occuper des morts : « les seuls témoins qu’il me plaisait d’interroger étaient des journaux, des manuscrits à décrypter, à la rigueur des cadavres, non des vivants, imprévisibles et menteurs« . On retrouve ici un topos lié à la figure de l’archiviste : la misanthropie, l’archiviste étant plus à l’aise au milieu de ses vieux papiers qu’à discourir avec ses semblables, faisant fi ici de toute la question du recueil de mémoire orale, pourtant nécessaire à la compréhension du destin de Roche-Etoile. Lorsqu’une chevaleresse demande de l’aide à l’archiviste, ce dernier est perplexe, être d’observation, peut-il donc participer à l’action ? L’archiviste est-il dans la cité, pour reprendre une expression d’Edouard Bouyé (l’Archiviste dans la Cité, un ver luisant, EUD, 2017) ou reste-t-il dans ses marges ? Cette question est celle de l’engagement qui se pose à tout homme : peut-on être un observateur quand tout s’écroule autour de soi ?

Le rite de passage obligatoire réside dans l’exploration des Archives de Roche-Etoile. Leur description n’évite pas l’évocation rituelle des « salles d’études poussiéreuses », mais l’endroit, désormais désert : « vibrait du souvenir des chuchotements des érudits ». Non seulement les Archives conservent les documents mais également, une sorte d’empreinte indélébile et diffuse de celles et ceux qui les ont fréquentées. Quel archiviste n’a pas eu un jour cette sensation d’entendre toutes ces vies s’animer autour de lui lorsqu’il parcourait ses dépôts ?

La description des lieux est précise : les archives se trouvent dans une tour et elles frappent par leur immensité : « chaque étagère croulait sous les manuscrits récents et anciens« . Les archives anciennes et contemporaines sont mentionnées avec une égale importance. L’autrice connaît les attendus de la bonne conservation puisqu’elle indique l’importance de la pénombre « propice à la conservation des vélins les plus fragiles. » Elle décrit aussi les sensations olfactives qui frappent les visiteurs : « une odeur de cèdre, de vieux papier, de poussière et de moisissure. » Pas très rassurant cette histoire de moisissure, mais passons… il est bon de mentionner que la compagnie des archives mobilise les cinq sens des chercheurs et archivistes et que leur contact s’avère autant physique qu’intellectuel.

La suite du récit met en valeur un recueil d’archives en particulier, celui qui contient les chroniques de Roche-Etoile et qui permet donc d’appréhender les derniers instants de la cité. Ce recueil est tellement important qu’il devient un élément central de l’histoire, cette dernière continuant de s’écrire dans ce volume tout au long de l’avancée du récit. Sans dévoiler davantage de secrets, il est frappant de voir qu’à un moment, l’archiviste devient lui-même le recueil, l’archiviste devient l’archive, voilà une belle métaphore de ce qui nous attend tous !

Sonia Dollinger-Désert

Inspecteur Barnaby (Midsomer Murders en VO) est une série télévisée britannique diffusée depuis 1997. Adaptation des romans de Caroline Graham, nous suivons les inspecteurs Tom Barnaby, puis à partir de la saison 14 son cousin John Barnaby dans le comté de Midsomer. La série a été diffusée en France sur France 3. Ce billet va révéler l’intrigue de l’épisode 3 de la saison 5, Les sonneries de la mort (Ring Out Your Dead en VO).

Quelle est l’histoire ?

A Midsommer Wellow, deux clans s’affrontent en l’absence de vicaire à la paroisse Sainte-Catherine : les sonneurs de cloche, des bénévoles qui s’entraînent en vue d’une compétition locale et les bigots, qui considèrent cette utilisation des cloches comme un blasphème. Quand l’un des sonneurs de cloche est tué d’une balle dans le cœur, portant sur lui les paroles d’une comptine locale, l’enquête commence pour l’Inspecteur Barnaby.

Et les archives dans tout ça ??

A vrai dire, les enquêtes de l’Inspecteur Barnaby ne sont pas de celles où l’investigation en archives brille. En réalité, la série est plus basée sur les indices et surtout la présentation des personnalités caractéristiques de la campagne anglaise.

Néanmoins dans cet épisode, nous croisons un personnage secondaire Maisie Gooch, qui connaît l’épouse de l’inspecteur. Alors que les sonneurs de cloche sont tués un à un, ils sont retrouvés avec un morceau d’une ancienne comptine sur eux.

premier meurtre, sonner les cloches, c’est dangereux

Barnaby sollicite alors Maisie Gooch, qui est archiviste de la paroisse. A ce titre, elle est considérée comme une historienne locale. Le terme « vicaire dans le puits » évoque tout de suite à Maisie l’histoire de Jonathan Ebbrell, un ancien vicaire de la paroisse qui plus d’un siècle auparavant a été assassiné par les sonneurs de cloche avant d’être jeté dans le puits de l’église. Cette histoire travaille Barnaby, surtout le fait que les sonneurs de cloche d’alors étaient les meurtriers. Troy son adjoint se demande où veut en venir l’inspecteur, car lui-même n’ose pas remettre en doute les propos de Maisie, puisqu’elle est archiviste. Après des recherches, il s’avère que la culpabilité des sonneurs n’a jamais été avérée et a toujours fait partie de la légende locale.

Enquête dans la salle d’entraînement des sonneurs de cloches

Finalement, alors qu’il reste trois sonneurs de cloche sur six, Maisie débarque avec un pistolet pour finir le travail. Elle révèle donc être la tueuse et en explique la raison. Son nom de naissance est Maissie Ebbrell, elle est l’arrière-arrière-arrière-petite-fille de Jonathan Ebbrell, le vicaire assassiné. Cet assassinat a conduit sa famille à la ruine pour des générations qui n’ont subi que des malheurs depuis. Maisie cherche à contrer le malheur pour les futures générations en tuant les sonneurs de cloches, bien que ces derniers n’aient aucun lien de famille avec les soi-disant meurtriers de son aïeul. Elle sera finalement arrêtée.

une archiviste sous les verrous

Il semble clairement que Maisie est glissée dans la folie. Quest-ce qui l’y a conduit ? Probablement son obsession maladive. C’est cette obsession pour ce crime qui l’a amené à devenir archiviste de la paroisse pour accéder aux archives et donc chercher plus d’informations sur cet acte fondateur pour cette famille.

Ainsi deux points peuvent être relevés dans cet épisode.

Le premier est que l’archiviste, bien que n’écrivant pas l’histoire, fait forcément et a minima travail d’historien pour décrire ses fonds. A ce titre, il est souvent un expert de premier plan.

Le second et le plus important est la question de l’obsession historique. Ici en l’occurrence, il s’agit de l’obsession de Maisie pour le meurtre de son ancêtre. Évidemment tout chercheur, historien ou généalogiste peut être habité par une obsession, un sujet qui le hante. Mais dans ce cas, il s’agit d’une obsession mortifère, puisqu’elle enferme Maisie dans une vision déformée de la réalité. Les archivistes du public ont parfois affaire à ce genre de personnage qui, sans être mortifères, ont des délires dont ils cherchent la confirmation dans les archives.

Un sain rappel que la mesure en toute chose est une nécessité et que l’enfermement dans le passé n’est jamais la bonne solution.

Marc Scaglione

Le secret d’Eunerville est un roman de Boileau-Narcejac publié aux Editions des Champs-Elysées en 1973 puis à plusieurs reprises en poche, notamment aux éditions du Masque en 2012. Il s’agit d’un des cinq pastiches réalisé par ce duo d’auteurs des aventures d’Arsène Lupin, personnage crée par Maurice Leblanc, devenu une figure emblématique de la culture populaire. Cet ouvrage reçoit le prix Mystère de la critique en 1974.

Quelle est l’histoire ?

En quête d’une nouvelle aventure, Raoul d’Apignac, alias Arsène Lupin, pénètre nuitamment dans le château d’Eunerville avec son fidèle comparse Bruno. Son objectif est de larciner quelques œuvres d’art conservées dans cette belle demeure Renaissance. Alors qu’il entre et fait retentir malencontreusement une alarme dont il n’avait pas soupçonné l’existence, Lupin s’aperçoit que l’ensemble des habitants du château a été drogué. Repérant les assaillants, il se lance à leur poursuite avec d’autant plus d’ardeur que les malfrats ont kidnappé un domestique. Mais quel mystère cache donc la demeure d’Eunerville pour provoquer tant d’événements à rebondissements ?

Et les archives dans tout ça ??

La réponse aux question d’Arsène Lupin – pourquoi tant de rebondissements dans un château dont les habitants sont a priori sans histoire – semble se trouver dans des archives conservées précieusement dans la demeure. Le premier document mentionné sont les mémoires du comte d’Eunerville, proche du roi des Français déchu Louis-Philippe. Si les historiens sont désormais convaincus de l’intérêt de l’étude des archives du for privé, il en va de même d’Arsène Lupin qui pense trouver des réponses dans la lecture de ces mémoires dont son interlocuteur lui explique que « leur lecture est des plus rebutantes. Ces cahiers ne renferment pas moins de six cents pages, couvertes d’une petite écriture serrée parfois indéchiffrable... » ces quelques mots nous rappellent parfois combien la lecture d’un document d’archives peut, parfois, se révéler un peu effrayante pour un individu qui ne s’est jamais plongé dans un document manuscrit de grande ampleur.

Mais comment Arsène Lupin peut-il consulter ce manuscrit ? Il doit se rendre dans les locaux de la Société d’Histoire et d’Archéologie de Normandie, à Paris. En effet, le propriétaire du château, Jacques Ferranges a fait don du document à cette société et non à un service d’archives constitué. Il faut remettre le récit dans son contexte puisque l’aventure de Lupin se déroule en juin 1914, époque à laquelle les sociétés savantes se taillent encore la part du lion dans la préservation et la collecte du patrimoine écrit issu des particuliers. la Société d’histoire mentionnée par les auteurs pourrait faire penser à la Société des Antiquaires de Normandie, la plus ancienne des sociétés savantes, née en 1824 ou – mais ce serait anachronique – à la Société parisienne d’Histoire et d’Archéologie normande, née en 1946 et qu’auraient pu connaître les auteurs Boileau et Narcejac. A l’heure actuelle, on aurait plutôt tendance à trouver ces documents sur les sites de vente en ligne lorsque les gens n’ont pas la générosité de les offrir à la communauté comme c’est, fort heureusement parfois le cas.

Evidemment, il convient, pour consulter un manuscrit au sein de cette docte société, de montrer patte blanche. Hors de question, comme nos services publics le font, d’accueillir tout citoyen dans un souci d’égalité. C’est donc fendu d’une lettre de recommandation falsifiée signée d’un membre de l’Institut tout à fait respectable que Raoul d’Apignac – Arsène Lupin – est introduit auprès du bibliothécaire. Raoul d’Apignac est présenté dans la fausse lettre comme un « jeune chartiste, promis au plus brillant avenir. » Bref, la crème de la crème ! Pas de chance, quelqu’un est passé avant et le jeune chartiste prometteur se mue en repris de justice accusé de meurtre.

La course aux archives se poursuit pendant tout le récit, la recherche du manuscrit se doublant de celle d’une lettre timbrée depuis l’Angleterre. Les auteurs insistent bien sur le caractère précieux du timbre à l’effigie de la reine Victoria pour les collectionneurs, ce qui rappelle aux archivistes que nous sommes d’être vigilants par rapport à cette problématique qui a fait et hélas peut faire encore disparaître de nos dépôts des enveloppes en apparence anodines mais dotées d’un fort attrait financier.

C’est bien entendu dans les archives – manuscrit et lettre – que se trouve la solution de l’énigme, à condition de savoir les déchiffrer.

Sonia Dollinger-Désert

209 rue Saint-Maur, Paris Xe, autobiographie d’un immeuble est un ouvrage de Ruth Zylberman coédité par les Editions du Seuil et Arte éditions en 2020 puis en poche en 2021. Ce récit fait écho au documentaire réalisé par l’autrice en 2018 intitulé Les enfants du 209 rue Saint-Maur diffusé sur Arte.

Quelle est l’histoire ?

Fascinée par les immeubles de Paris et les histoires qu’ils renferment, Ruth Zylberman décide de choisir de faire l’histoire ou « l’autobiographie » d’un de ces immeubles, choisis au hasard après avoir regardé une carte réalisée par Serge Klarsfeld indiquant les endroits ayant vécu des enfants déportés entre 1942 et 1944. C’est à partir de ces données que Ruth Zylberman choisit de s’intéresser au 209 de la rue Saint-Maur et d’en retracer l’histoire ainsi que celle des habitants qui l’ont peuplé au cours des décennies. Cette aventure la conduira du XIXe siècle frémissant des échos de la Commune aux tristes événements de la Seconde Guerre mondiale durant lesquels l’immeuble se mit à bruisser des rafles subies par les Juifs pour s’arrêter enfin à notre époque. Durant toute ces années, la vie de l’immeuble est marquée par la présence d’un monde populaire, parfois engagé où se côtoient des familles d’origines diverses, un reflet de la France et de Paris dans toute sa diversité et ses destins tragiques.

Et les archives dans tout ça ??

Comme tout chercheur débutant, Ruth Zylberman a bien du mal à savoir par où commencer ses recherches. Elle n’a pour point de départ que les quelques informations présentes sur la carte constituée par Serge Klarsfeld. Ce n’est donc pas un réflexe naturel qui conduit l’autrice aux archives mais les conseils d’une amie historienne, Claire Zalc. Le premier contact de Ruth Zylberman avec les archives est la consultation des recensements aux Archives de Paris dont elle peut consulter les versions numérisés, les originaux étant exclus de la consultation pour des raisons de conservation. Elle peut ainsi, non seulement retrouver trace des habitants de l’immeuble mais aussi comprendre le fonctionnement des agents recenseurs, producteurs des archives et ainsi mieux comprendre la logique de création des archives, ce qui est primordial pour une meilleure appréhension du document. La lecture des archives lui permet de commencer à « entendre des voix », c’est tout le sens de la conservation et de la communication des archives. Ces dernières sont les voix de celles et ceux qui ne sont plus, elles sont leur dernier précieux écho. Les archives « abolissent parfois les frontières du temps« . Après avoir été des documents administratifs, elles sont désormais la passerelle qui unit les vivants et les disparus.

L’histoire des immeubles obéit à la même logique et passe par la consultation des archives notariales et cadastrales. Ainsi, l’autrice appréhende la construction du 209 rue Saint-Maur, les occupations antérieures à l’existence de l’immeuble et ses évolutions. Ruth Zylberman retrouve même les plans de la construction du bâtiment aux Archives nationales.

Des archives consultées aux Archives de Paris, aux Archives nationales ou aux Archives de la Préfecture de Police s’échappent des bruits et des bribes d’existence : celles des Communards, arrêtés et déportés loin de la rue Saint-Maur, celles des Juifs étrangers, venus se réfugier en France dans les années 1920 et 1930 et dont l’autrice retrouve les traces dans le fichier central de la Sûreté nationale : « les vies des habitants étrangers, bien avant le début de la guerre sont déjà classées, triées, répertoriées et […] derrière la neutralité apparente de ces cartes se dissimule je ne sais combien d’angoisse, de peur et peut-être de soulagement à l’idée d’avoir trouvé un refuge ; la France, le 209 rue Saint-Maur. » Ce passage, là encore, illustre magnifiquement combien ces documents administratifs permettent malgré tout de saisir des traces de vie, voire d’imaginer des émotions et des parcours. Evidemment, d’autres, ceux qui ne sont pas fichés, qui ne sont pas engagés dans un combat politique ont laissé moins de traces dans les archives et sont difficilement perceptibles sauf dans les actes d’état civil et les recensements voire les registres matricules que l’autrice découvre avec bonheur.

Lorsqu’elle arrive aux terribles années de guerre, aux rafles et aux déportations, Ruth Zylberman alterne les recherches approfondies dans les archives – notamment celles de la Préfecture de Police – et les interviews des survivants ou de leurs descendants, constituant ainsi de précieuses archives orales. Ces derniers montrent souvent avec émotion les rares archives rescapées de cette tourmente, ces archives sont le seul lien qui les unit encore aux membres de leur famille disparus. Listes de spoliation, listes d’arrestation, tout est inventorié, ce qui permet de retracer des parcours et des conditions d’existence. Les dossiers des policiers épurés sont aussi sources d’informations, montrant les lâchetés et l’obéissance aveugle aux ordres de Vichy. L’autrice comprend fort bien la charge émotionnelle des archives qui « dissimulent sous l’aspect d’inoffensives piles de papier classées dans des milliers de cartons une somme impressionnante de répression et de douleur. »

Retrouver les survivants, c’est aussi passer par des recherches dans les archives des victimes des conflits contemporains conservées à Caen ou au Service historique de la Défense à Vincennes où l’autrice compare sa recherche à « une chasse au trésor. »

Ruth Zylberman a bénéficié de l’aide et des conseils des archivistes qui lui permettent d’approfondir ses connaissances et de voir des documents auxquels elle n’aurait pas pu accéder seule, comme les registres de la morgue de 1983. L’aide des autres chercheurs et le professionnalisme des archivistes aident l’autrice dans ses démarches. La recherche est une affaire collective et c’est ce qui fait aussi le sel du métier d’archiviste.

Parfois, la réaction des victimes de déportation ou de leurs descendants est épidermique, à l’image de celle d’Henry qui refuse de voir les archives concernant ses parents avant de peu à peu s’en approcher. Cette image résume tout le sens des archives : la possibilité d’accéder à son histoire, de toucher l’âme des disparus, une possibilité laissée par une politique solide de conservation. Les services d’archives sont évidemment là pour conserver les données pour une bonne administration mais peu à peu s’est ajoutée cette mission d’accès au sensible et c’est ce qui fait la beauté du métier, si bien mise en valeur à travers les recherches de Ruth Zylberman.

Sonia Dollinger-Désert

L’Archiviste de la « Crim » est un roman du commissaire de police Roger Le Taillanter, paru aux éditions du Rocher en 2001. L’auteur a dirigé la brigade de répression du banditisme ainsi que la brigade mondaine. Après sa retraite en 1979, il se consacre à l’écriture de romans et reçoit en 1997 le prix Quai des Orfèvres.

Quelle est l’histoire ?

Après avoir été traumatisé par la mort de sa femme et de son père dans un accident de voiture, Aimé Dieudonné Gustave a troqué ses fonctions d’inspecteur divisionnaire pour celles d’archiviste de la brigade criminelle de Paris. Pourtant, Gustave a conservé son âme de policier et continue ses enquêtes en partant de ses dossiers d’archives. Il est ainsi entraîné de nouveau dans les sordides méandres des méfaits humains.

Et les archives dans tout ça ??

Le titre augure évidemment d’une forte présence des archives dans le récit, le personnage principal étant archiviste. Comme c’était un peu trop beau, il faut tout de suite nuancer : Gustave n’est pas archiviste de formation, c’est un flic reconverti après un deuil. On évite toutefois le cliché du policier puni après une bavure. En effet, Gustave s’est volontairement mis en retrait de ses activités précédentes et a demandé de lui-même à rejoindre le service des Archives. Malgré cela, l’auteur n’offre pas vraiment une image positive du métier dans lequel son personnage risque de « s’empoussiérer, s’étioler » et il qualifie la présence de Gustave aux archives de « paisible préretraite« . On est donc presque au maximum des clichés possible et ces derniers reviennent avec plusieurs reprises : « avant la compagnie des dossiers poussiéreux – mais bon sang, il n’y a personne pour donner un coup de chiffon dans ce service – des fichiers de photographies et plus récemment des microfilms, il avait bien connu, dans la capitale, celle des malfaiteurs (…) » Gustave est aussi qualifié de « vieil archiviste », les cinquantenaires apprécieront…

Le métier d’archiviste est dévolu aux « tâches obscures où il ne connaissait plus, depuis, les malfaiteurs que sous la forme d’états civils. » Voilà donc notre héros presque coupé du monde des vivants. Pourtant, ce sont bien ses fonctions d’archiviste -toutefois encore une fois qualifiées de « fastidieuses » – qui ramènent Gustave à son ancien rôle d’enquêteur car, quand il trie les dossier à éliminer, il est attiré par des informations qui l’interpellent.

L’auteur évoque avec force détails les éliminations régulièrement pratiquées dans les dossiers des archives du Quai des Orfèvres. Le service doit « périodiquement purger ses classeurs de quelques tonnes de dossiers inutiles. Ceux qui présentent une certaine importance ou sont susceptibles d’un éventuel rebondissement, sont microfilmés« . On pourrait s’effrayer de la destruction des originaux mais il semble que ce ne soit pas le cas pour toutes les archives : « Quant aux originaux des affaires qui ont marqué l’histoire criminelle, ils sont gardés comme de précieuses reliques ». On conserve donc l’exceptionnel, l’atypique en détruisant les affaires moins reluisantes qui permettraient parfois de plonger dans un quotidien pourtant passionnant pour la recherche historique. Ces pièces d’exception sont d’ailleurs montrées dans le musée de la Préfecture de Police situé au commissariat du cinquième arrondissement place Maubert.

Evidemment, tout archiviste sait qu’on ne peut pas tout conserver, loin de là et les critères d’élimination sont bien précisés : « accidents sans suite judiciaire, enquêtes-décès ordinaires, suicides évidents, fugues en tous genres avec retour au bercail dans la semaine, plaintes infondées, querelles de voisinages et quelques autres incidents de voie publique » partent inexorablement au pilon. Toutefois, ne rêvons pas, il n’est évidemment fait aucune mention d’un quelconque bordereau d’élimination.

C’est en se saisissant d’un dossier partant pour le pilon que Gustave est attiré par l’adresse où eut lieu une mort accidentelle, passionné par l’affaire, l’archiviste emporte les documents chez lui « contrevenant aux règlements ». Après avoir résolu l’affaire, Gustave porte définitivement le dossier à la destruction. On peut toutefois se poser la question : si les archives avaient été détruites sans être réexaminées, la vérité n’aurait pas pu être révélée. Cependant, certains documents ne parlent que sous l’oeil d’un expert ou ne parlent pas du tout. Faut-il donc tout conserver dans l’espoir hypothétique d’une révélation ou se résoudre à voir des affaires non résolues échapper à l’Histoire ?

Le propos est d’autant plus paradoxal que, pour résoudre une autre affaire, Gustave doit aller faire des recherches dans les archives des journaux pour compenser les lacunes des archives de la Police. L’archiviste exécute ses tâches de tri avec méthode mais « déplora mentalement, une fois de plus, que le très légal délai de prescription ait condamné au pilon les vieilles affaires, même criminelles qu’elles aient été résolues ou non« , illustration parfaite que, malgré toutes les précautions que l’on peut prendre, il est bien difficile de savoir ce qui aurait pu être utile ou non dans ce que la loi choisit de détruire. Cette question des éliminations tracasse réellement notre auteur puisqu’il revient ensuite encore une fois sur « les coupes sombres effectuées, ici aussi, au profit du pilon (…) ».

A travers les pages de ce récit se pose à plusieurs reprises la question cruciale du tri et des éliminations dans les archives, de leur pertinence et de leur caractère irréversible, une question qui agitera encore archivistes et chercheurs pendant longtemps.

Sonia Dollinger-Désert