La Cité diaphane est le premier roman d’Anouck Faure, artiste plasticienne et autrice. L’ouvrage sort en 2023 aux éditions Argyll et s’accompagne de neuf illustrations intérieures réalisées à l’eau-forte qui restituent à merveille l’ambiance étrange et inquiétante du récit.
Quelle est l’histoire ?
Alors qu’elle était la ville sainte de la déesse sans visage, la cité de Roche-Etoile est réduite à l’état de lieu maudit et sinistre, vidé de ses habitants depuis que les eaux qui l’alimentent se sont changées en ondes mortelles. Afin de restituer la genèse des événements, l’archiviste du seigneur des Marches est envoyé sur place. Sa rencontre avec un être surnaturel et effrayant augure mal de ce qui l’attend car la cité est loin d’être aussi inhabitée qu’il n’y paraît. L’archiviste va-t-il pouvoir remplir sa mission et ainsi rendre compte des derniers instants de Roche-Etoile ? Quel jeu joue ce personnage dont la présence dans les hauts murs de la cité ne semble finalement pas être un simple hasard ? Qui sont les âmes égarées qui errent dans cette ville dévastée ?
Et les archives dans tout ça ??
Bonne nouvelle, le personnage principal est l’archiviste. Le récit est d’ailleurs écrit à la première personne, reprenant son point de vue. Les caractéristiques physiques de notre « héros » sont peu développées, il est indiqué que l’archiviste est jeune et qu’il souffre d’une atrophie du bras droit due à un accident ou plutôt, à une confrontation. L’archiviste se décrit comme un être solitaire et comme « une chose falote et sans consistance » ou, plus loin, « une pauvre chose« . L’estime de soi ne semble pas être, dans un premier temps, la qualité première de notre homme… Cela dénote notamment du caractère apparemment peu important de l’archiviste au regard de tout ce qui s’est produit au cœur de Roche-Etoile. Pourtant, cet être dont la curiosité est une des caractéristiques, se révèle un élément central de l’histoire. Quand les rois trépassent, les archivistes restent les gardiens des secrets du Temps.
Le personnage, qui n’a pas encore de nom, décrit avec précision la mission qui est la sienne : « rassembler les vestiges du passé, exhumer la vérité des archives et des lettres perdues. Mettre en mots le destin tragique de la cité pour la postérité, creuser au-delà des quelques rumeurs datées. » L’archiviste arrive après les événements, il ne peut qu’en constater les conséquences et en rendre compte afin que ces faits ne tombent pas dans l’oubli. Non seulement, il recueille des éléments historiques mais il a pour mission de rétablir la vérité. Est-ce réellement la mission d’un archiviste ou celle d’un historien ? Un peu des deux, ici l’archiviste est un collecteur-chercheur qui mêle ainsi ces deux métiers. S’il doit « arracher leurs secrets aux cadavres », c’est aussi dans un but pédagogique, afin que ce drame ne puisse se reproduire ailleurs et reste circonscrit à la cité diaphane. L’aspect pédagogique des archives est ainsi relevé : étudier une catastrophe pour en tirer des conclusions et éviter qu’elle ne se répète… mais est-ce si simple ? La mobilisation des archives pour comprendre la pandémie du COVID-19 et les comparaisons faites avec les épidémies du passé n’ont pas forcément abouti à des solutions claires, il en va de même lorsqu’on tente d’éviter un drame en se référant à une catastrophe passée. Les archives permettent toutefois une nécessaire compréhension des faits si tant est qu’on parvient à en restituer le contexte. L’archiviste est là pour « combler ses vides » et les nôtres, pour poser des mots sur des faits qui semblent encore nimbés de mystères.
Le destin de la Cité est donc d’être archivé, tout comme les histoires de ses habitants désormais presque tous disparus. En bon archiviste, notre homme aime avant tout à s’occuper des morts : « les seuls témoins qu’il me plaisait d’interroger étaient des journaux, des manuscrits à décrypter, à la rigueur des cadavres, non des vivants, imprévisibles et menteurs« . On retrouve ici un topos lié à la figure de l’archiviste : la misanthropie, l’archiviste étant plus à l’aise au milieu de ses vieux papiers qu’à discourir avec ses semblables, faisant fi ici de toute la question du recueil de mémoire orale, pourtant nécessaire à la compréhension du destin de Roche-Etoile. Lorsqu’une chevaleresse demande de l’aide à l’archiviste, ce dernier est perplexe, être d’observation, peut-il donc participer à l’action ? L’archiviste est-il dans la cité, pour reprendre une expression d’Edouard Bouyé (l’Archiviste dans la Cité, un ver luisant, EUD, 2017) ou reste-t-il dans ses marges ? Cette question est celle de l’engagement qui se pose à tout homme : peut-on être un observateur quand tout s’écroule autour de soi ?
Le rite de passage obligatoire réside dans l’exploration des Archives de Roche-Etoile. Leur description n’évite pas l’évocation rituelle des « salles d’études poussiéreuses », mais l’endroit, désormais désert : « vibrait du souvenir des chuchotements des érudits ». Non seulement les Archives conservent les documents mais également, une sorte d’empreinte indélébile et diffuse de celles et ceux qui les ont fréquentées. Quel archiviste n’a pas eu un jour cette sensation d’entendre toutes ces vies s’animer autour de lui lorsqu’il parcourait ses dépôts ?
La description des lieux est précise : les archives se trouvent dans une tour et elles frappent par leur immensité : « chaque étagère croulait sous les manuscrits récents et anciens« . Les archives anciennes et contemporaines sont mentionnées avec une égale importance. L’autrice connaît les attendus de la bonne conservation puisqu’elle indique l’importance de la pénombre « propice à la conservation des vélins les plus fragiles. » Elle décrit aussi les sensations olfactives qui frappent les visiteurs : « une odeur de cèdre, de vieux papier, de poussière et de moisissure. » Pas très rassurant cette histoire de moisissure, mais passons… il est bon de mentionner que la compagnie des archives mobilise les cinq sens des chercheurs et archivistes et que leur contact s’avère autant physique qu’intellectuel.
La suite du récit met en valeur un recueil d’archives en particulier, celui qui contient les chroniques de Roche-Etoile et qui permet donc d’appréhender les derniers instants de la cité. Ce recueil est tellement important qu’il devient un élément central de l’histoire, cette dernière continuant de s’écrire dans ce volume tout au long de l’avancée du récit. Sans dévoiler davantage de secrets, il est frappant de voir qu’à un moment, l’archiviste devient lui-même le recueil, l’archiviste devient l’archive, voilà une belle métaphore de ce qui nous attend tous !
Sonia Dollinger-Désert