La Trilogie de Karla est composée de trois romans de l’écrivain britannique John le Carré (1931-2020) : La Taupe (en anglais Tinker Tailor Soldier Spy) paru en 1974, Comme un collégien (1977) et Les Gens de Smiley (1979). John le Carré a brièvement travaillé pour les services de renseignement britanniques durant la Guerre froide, notamment en Allemagne. La trilogie fait partie des meilleurs romans d’espionnage consacrés à cette période. Les citations proviennent de la traduction de Jean Rosenthal au Seuil.

Quelle est l’histoire ?

1er épisode en 1973 : George Smiley a été mis à la retraite d’office du Cirque, les services secrets britanniques, à la suite d’une opération désastreuse en Tchécoslovaquie où l’agent britannique Jim Prideaux a été grièvement blessé. Le directeur Control, accusé de cet échec, est également écarté au profit de Percy Alleline. Avant de partir, il cherchait à débusquer une taupe soviétique infiltrée au cœur du Cirque et avait réussi à cibler 5 suspects : Percy Alleline, Bill Haydon, Toby Esterhase, Roy Bland et… George Smiley. La mort de Control et le départ de Smiley mettent un terme à l’enquête.

Pourtant le gouvernement, alerté par un autre agent disposant d’une source russe, rappelle Smiley et lui demande d’identifier la taupe en toute discrétion. Commence alors une enquête minutieuse, habile et risquée, menée de main de maître par George Smiley avec l’aide de Peter Guillam, un jeune agent qui l’admire, de Connie Sachs, « ex-reine de la Documentation du Cirque », et de l’inspecteur de police Mendel. En ligne de mire de l’enquête et de celles qui suivront, Smiley vise Karla, le nom de code du plus redoutable espion du Centre de Moscou, les services secrets russes. Les deux hommes se sont croisés dans les années 50 en Inde, où Smiley avait quasiment supplié Gertsmann, alias Karla, de passer à l’Ouest sans savoir à qui il avait affaire. Débusquer la taupe placée par Karla au cœur des services secrets britanniques, c’est pour Smiley jouer le match retour de cette première rencontre pathétique. Karla 1 – Smiley 0.

Ce 1er roman a été adapté en 1979-1980 par John Irvin dans une mini-série de 7 épisodes pour la BBC, avec Alec Guinness et Ian Richardson. En 2012, Tomas Alfredson le revisite dans un film avec Gary Oldman, Mark Strong, John Hurt et Colin Firth dans les rôles principaux.

Une fois la taupe débusquée avec perte et fracas, Smiley est renvoyé sans ménagement à sa retraite. Il en sort bien vite pour suivre la trace d’importants transferts d’argent envoyés par Karla à Hong-Kong à un certain Drake Ko, un homme d’affaires puissant d’origine chinoise. Au bout d’une enquête foisonnante, peuplée de personnages troubles et dangereux, Smiley prouve que les fonds étaient destinés à Nelson Ko, le frère de Drake, qui espionnait au cœur de l’administration chinoise pour le compte de Karla. Lors de son évasion de Chine organisée par Drake, Nelson Ko est livré aux services américains grâce à l’opération menée par Smiley. Karla 1 – Smiley 1.

Le dernier volet de la trilogie démarre sur deux événements qui touchent des opposants russes et baltes à l’empire soviétique, exilés à Paris et Londres : la proposition par un agent russe à Maria Ostrakova de faire venir sa fille de Russie et l’assassinat du général Vladimir, un Estonien qui avait tenté de joindre Smiley pour lui transmettre des informations stratégiques. L’enquête mène ce dernier dans l’intimité de Karla, jadis amoureux d’une femme qu’il a fait assassiner et dont il avait eu une fille, Tatiana. Il a ensuite utilisé les moyens mis à sa disposition pour envoyer sa fille, devenue schizophrène, dans un pensionnat privé près de Berne. Smiley retrouve la trace de la jeune fille et, de même que Karla lui avait brouillé la vue en suscitant une liaison entre la femme de Smiley et la taupe, Smiley utilise Tatiana pour menacer Karla de tout révéler et le forcer à passer à l’ouest. Karla 0 – Smiley 1.

Et les archives dans tout ça ??

Tout service secret qui se respecte a besoin d’archives riches et fiables. Le Cirque ne fait pas exception et Smiley en explore méthodiquement toutes les possibilités. Dans La Taupe, il a accès en secret à des documents pour lui permettre d’identifier l’agent de Karla : sur l’un d’entre eux, une étiquette qui conseillait bizarrement à quiconque trouverait ce document par accident de « retourner le dosser SANS L’AVOIR LU » à l’archiviste du bureau du cabinet ». Les enjeux de secret défense sont très présents dans toute la trilogie, ce qui se comprend dans le milieu de l’espionnage. On comprend moins que le secret défense soit invoqué en France pour restreindre l’accès à des dossiers classifiés des services de renseignement : pour les archives inaccessibles en 2021, la date de libre communicabilité est en effet reportée sans aucune limite de temps, ce que contestent les historiens et les archivistes. Quant à l’archiviste à qui le dossier doit être remis sans l’avoir lu, il est forcément tenu au secret professionnel comme l’est aujourd’hui l’ensemble de la profession : non pour cacher délibérément des informations, mais pour respecter la confidentialité de ce qui n’est pas encore communicable, ou qui relève de la protection des données personnelles.

L’étude attentive des dossiers, même parcellaires, fait comprendre à Smiley que l’opération Sorcier, qui concerne une taupe soviétique divulguant des informations au Cirque depuis des mois, est en fait une opération d’enfumage pour mieux dissimuler la taupe bien réelle infiltrée au Cirque. Pour en avoir le cœur net, Smiley demande à Guillam de se rendre aux archives : « les archives du Cirque (…) s’étendaient sur toute une garenne de pièces poussiéreuses et de demi-étages au fond de l’immeuble, plutôt comme une librairie de bouquins d’occasion qui prolifèrent dans le quartier que comme la mémoire organisée d’un vaste service ». La description correspond à un cliché tenace concernant les services d’archives : on mentirait en disant que tout est impeccable dans les locaux de conservation, mais comme on sait depuis longtemps que la poussière véhicule des micro-organismes qui peuvent s’attaquer aux documents, on filtre l’air entrant et on dépoussière quand c’est nécessaire.

« Il poussa les portes battantes de la salle de lecture. On aurait dit une petite salle de conférences improvisée : une douzaine de bureaux tous tournés dans la même direction, une partie un peu surélevée où se tenait l’archiviste ». La description correspond assez bien aux salles de lecture actuelles, avec une disposition permettant à l’archiviste de surveiller les lecteurs afin  d’éviter les vols et les dégradations de documents uniques. « L’archiviste s’appelait Sal, c’était une fille sportive et potelée, (…) qui était ceinture noire de judo. (…) Toujours debout devant le bureau de Sal, [Guillam] remplit les formulaires pour les deux rapports (…). Il la regarda les tamponner, arracher les doubles et les glisser par une fente de son bureau ». Ce dispositif de suivi des documents, aujourd’hui piloté par des logiciels d’archives, est essentiel pour assurer une bonne traçabilité des documents (un fantôme à la place du dossier dans son local de stockage) comme des lecteurs (un bulletin de communication signé lors de la prise en charge).

La suite est moins conforme aux attentes d’une bonne gestion des archives : les personnes qui consultent sont en effet libres de circuler dans les locaux pour retrouver leur dossier, l’archiviste exerçant un contrôle a posteriori. C’est ce qui permet à Guillam de dérober un dossier en allant téléphoner à l’extérieur de la salle de lecture ! Jusqu’à une période récente, il n’était pas rare que certains chercheurs soient autorisés à consulter les dossiers directement en magasins, sans surveillance : outre l’inégalité de traitement des publics, cela a pu générer des vols ciblés très regrettables. C’est une pratique aujourd’hui proscrite, avec des circuits bien distincts pour les publics et les documents, sauf exceptions très encadrées. Et en lieu et place de la ceinture noire de judo de Sal, les archivistes présents en salle de lecture sont assermentés afin de pouvoir, en cas de vol ou de dégradation, fermer la salle et dresser un procès-verbal en attendant la police. Malheureusement, il arrive aussi que des documents disparaissent en interne, soit pour se constituer une collection privée, soit pour les vendre : c’est encore plus impardonnable de la part d’un professionnel du patrimoine et pas toujours simple à prouver.

A  partir des documents conservés au Cirque et dans les ministères, mais aussi de ceux qui ont disparu dans les archives, Smiley doit recomposer les faits en creux et en relief pour brosser le tableau en entier. La taupe a en effet tenté d’effacer toutes les traces compromettantes en détruisant des dossiers : dans Comme un collégien, il faut à Smiley et son équipe la connaissance approfondie des rouages du service, en plus d’un dépouillement systématique des sources, pour parvenir à établir des preuves. « Ils se cloîtrèrent alors tous les quatre aux Archives – Connie, di Salis, Smiley et Guillam – et commencèrent leur long et prudent rallye-paper. (…) Un seul indice cette nuit-là désigna le coupable (…) : une liasse de certificats de destruction » signés du nom de code de la taupe. Quelle ironie : en respectant la procédure de destruction des dossiers, la taupe révèle l’importance de ce qu’elle a détruit ! Il n’est pas rare qu’une destruction volontaire d’archives puisse être prouvée par des traces indirectes : liste de dossiers, index, consultation antérieure, etc. Rappelons que l’élimination puis la destruction d’archives publiques sont très encadrées en France.

Au-delà des archives, Smiley fait également beaucoup appel au témoignage des différents protagonistes, avec une attention portée au ton et aux termes employés, mais aussi à ce qui est dit et ce qui est tu. L’histoire orale se construit et se transmet elle aussi en creux et en relief. Il s’appuie enfin sur la mémoire sans faille d’anciens collègues, dont l’ex-documentaliste du Cirque Connie Sachs : dotée d’une cervelle arborescente, elle arpente avec fougue, espièglerie et mélancolie les généalogies des agents soviétiques, apportant à Smiley une aide décisive tout au long de la trilogie.

La trilogie de Karla offre un vrai plaisir de lecture et gagne à être relue à plusieurs reprises pour mieux en saisir le déroulé. Elle nourrit également une réflexion nécessaire sur les tensions entre histoire et mémoire, entre ce qui subsiste et ce qui disparaît.

Anne-Marie Delattre

commentaires
  1. Stephane Kraxner dit :

    Les bouquin sont tout a fait fascinant et le film de 2012 montre des archives des années 1970 qui sont à la fois un fantasme et une très chouette reconstitution. Déjà archiviste à l’époque je n’avais pu qu’apprécié ce passage. L’époque est d’ailleurs visuellement rendue par des détails qui parle à ceux qui l’ont connu même petit 😉

    Aimé par 1 personne

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