Où as-tu passé la nuit ? Une histoire personnelle pour archivistes et généalogistes

Publié: 12 juillet 2018 dans Littérature
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Actes-SudOù as-tu passé la nuit ? est un récit autobiographique de Danzy Senna, écrivaine américaine. Le titre est paru aux Etats-Unis en 2009 et en France chez Actes Sud en 2011. Dans cet ouvrage, Danzy Senna explore ses origines et nous offre ainsi une plongée dans l’histoire et la sociologie américaines. Ses parents se marient en 1968, sa mère est une jeune femme blanche issue d’une grande dynastie de Boston apparentée au président John Quincy Adams et dont le nom jalonne l’histoire des Etats-Unis. Le père de Danzy Senna est un jeune étudiant noir, sans le sou et à la généalogie compliquée.

Hélas, peu à peu, le couple vole en éclats et se déchire sous les yeux de leurs trois enfants. Devenue écrivaine, Danzy, l’aînée, cherche à comprendre cette histoire complexe, à recoller les morceaux du puzzle et à reconstituer les chapitres manquants de l’histoire de son père avec lequel elle entretient des relations difficiles. Ses recherches s’avèrent pénibles, les fausses pistes se multiplient mais c’est l’occasion pour Danzy de faire un voyage initiatique vers ses propres racines et de parcourir ainsi l’histoire tumultueuse d’une Amérique métissée qui l’emmène des confins du Mexique à la Nouvelle-Orléans en passant par Boston.

L’auteure se plonge ainsi avec lucidité dans sa généalogie aux multiples facettes et redécouvre ainsi ses parents autrement. Cet ouvrage est d’une grande sensibilité et montre combien la quête de ses origines peut s’avérer réparatrice et permet de comprendre non seulement sa propre histoire mais celle de son pays.

Et les archives dans tout ça ??

Danzy Senna évoque tout d’abord la famille de sa mère, les DeWolf dont le lignage remonte au Mayflower et leur « véritable obsession du pedigree », leur généalogie est ainsi facile à établir puisqu’on la retrouve publiée dans de nombreux ouvrages. L’auteur ajoute que dans cette famille, « on accumule un nombre incalculable d’archives de façon presque compulsive », elle fait alors le parallèle avec sa famille paternelle qui ne dispose d’aucun document voire d’aucun souvenir. Senna met le doigt sur une problématique bien connue des généalogistes et des chercheurs en général : l’inégalité archivistique, certains laissant si peu de traces qu’il est bien difficile de faire l’histoire de certaines familles et individus tandis que d’autres marquent les archives de leur empreinte à de multiples reprises. Danzy Senna est d’ailleurs consciente de l’originalité de la famille de sa mère :  » L’anomalie (…) est à chercher du côté de la famille de ma mère. La plupart des gens ne disposent pas d’archives publiques ou d’ouvrages présents en bibliothèques pour y puiser des informations sur leurs ancêtres. » En effet, même si secrètement certains généalogistes aimeraient se doter d’une ascendance prestigieuse, ce n’est pas toujours le cas et il faut souvent se contenter de recherches lentes et fastidieuses pour remonter son lignage.

Cette constatation ne décourage pourtant ni Danzy ni son père qui entreprennent malgré tout de retrouver les traces ténues du passé de ce dernier et de ses ascendants. Ils font donc appel aux archives disponibles comme celles de l’orphelinat catholique où fut placé le père de Danzy. Pour retrouver les traces de sa grand-mère, Danzy procède méthodiquement en compulsant les registres de recensement et d’état-civil, l’auteure se livre à une véritable leçon de recherche en généalogie. Elle apprend que sa grand-mère a étudié à Alabama State University, la première université destinée aux Noirs et, après avoir pris la précaution de contacter le département des archives pour savoir si elle pouvait consulter le dossier de sa mère, Danzy se rend sur place, toutes les démarches préalables ayant été effectuées.

Tout se gâte lorsqu’elle rencontre Ruby Wooding, l’archiviste dont l’auteure nous donne une description précise : « femme à la peau claire, coiffée d’un casque de cheveux défrisés, avec des lunettes et la bouche maquillée de rouge, Mme Wooding n’esquissa pas le moindre sourire (…) ». Danzy Senna ressent même de l’hostilité… encore une archiviste qui n’échappe pas aux clichés habituels. En outre, l’archiviste refuse de communiquer le dossier de sa grand-mère à Danzy malgré son accord préalable par écrit. En effet, l’archiviste est garant de la confidentialité des données et, au vu de la peau trop claire de Danzy, elle refuse de croire que cette dernière est la petite-fille d’une femme noire. Jugeant sur l’apparence et non sur les faits, l’archiviste refuse la communication du dossier : « on ne peut pas laisser n’importe qui consulter les dossiers. » Ce qui part d’une intention louable de protéger la vie privée de l’individu se transforme en cauchemar tissé de préjugés. Danzy cherche à savoir si quelqu’un d’autre peut l’aider, Ruby lui répond sèchement : « je suis la responsable des archives, vous êtes dans mon bureau. » Manque de discernement, manque d’humanité, tout y est dans ce portrait cruel, j’avoue m’être presque sentie coupable à la lecture de ce passage tant cette professionnelle est l’antithèse de ce que je crois être un archiviste. Après des milliers de kilomètres, Danzy Senna repart bredouille, terrible passage !

Fort heureusement, les archives des orphelinats et des hôpitaux sont moins hostiles et Danzy peut ainsi retrouver quelques bribes du passé de sa famille. La tante de Danzy, Carla, s’adjoint d’ailleurs les services d’une enquêtrice spécialisée dans les recherches liées aux enfants trouvés, s’aidant des rares archives dont les familles disposent. Il est également question de tests adn dans ce récit, ce qui nous permet de faire le tour complet des possibilités de recherches généalogiques.

Si cet ouvrage est à la fois beau et intéressant dans ce qu’il décrit de la quête des origines d’une femme américaine aux ascendances diverses, il n’en reste pas moins qu’on le referme avec un sentiment d’amertume envers cette archiviste qui tenait entre ses mains une clef essentielle et qui, par rigorisme ou préjugé, n’a pas voulu faire son métier : servir l’autre.

Sonia Dollinger

 

commentaires
  1. […] Où as-tu passé la nuit ? Une histoire personnelle pour archivistes et généalogistes […]

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  2. Krax dit :

    Merci pour cette critique et toutes les autres aussi d’ailleurs, je vais me laisse tenter pas celui-ci. J’aime beaucoup c’est histoire de recherche familiale à travers les archives.

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  3. Krax dit :

    Lu et apprécié, 🙂 un très agréable récit personnel d’itinéraire de recherche de racines, tous ça dans le contexte des tensions raciales des Etats-Unis.

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